Le plus ancien précurseur de l'écriture.
Pour la Science. Août 1978. No. 10, p. 12-22
Denise Schmandt-Besserat.
Bien avant que les Sumériens n'inventent l'écriture, on utilisait pour compter en Asie occidentale des jetons d'argile de formes diverses. Il semble que ces jetons aient donné naissance aux idéogrammes sumériens.
Comment les hommes sont-ils parvenus à l'écriture? Pour les spècialistes du passè, cet art est un bon exemple d' « invention indépendante », les divers systèmes d'écriture ayant évolué séparément, à différentes èpoques et dans différentes partíes du monde. Par exemple, on retrouve l'origine des idéogrammes chinois dans les sígnes archaïques qui, gravés sur des omoplates de mouton ou des carapaces de tortue, au cours du deuxième millénaire avant notre ère, servaient à interroger le ciel. A peu près 1000 ans plus tard, un système d'écriture totalement indépendant est apparu au point diamétralement opposé du globe, en Amérique Centrale. Il associait un système simple de notation numérique à des hiéroglyphes complexes et servaint principalement à indiquer les dates de divers événements en fonction d'un calendrier très raffinè.
Les écritures chinoise et maya furent toutes deux des inventions relativement tardives. Il a dû exister un système d'écriture antérieur et c'est à partir de ce point de départ initial que l'on peut rechercher les antécédents de cert art. On a l'habitude d'accorder aux Sumériens de Mésopotamie le mérite d'avoir été les premiers à écrire des textes. Vers les derniers siècles du quatrième millénaire avant notre ère, les fonctionnaires de cités sumériennes comme Ourouk avaient mis au point un système de notation de chiffres, de pictogrammes et d'idéogrammes sur des surfaces d'argile préparées à cet effet. (Un pictogramme est une image plus ou moins réaliste de l'objet qu'il est censé représenter; un idéogramme est un signe abstrait.)
A Ourouk, en 1929 et 1930, une équipe d'archéologues allemands dirigés par Julius Jordan a relevé de nombreux exemples de ces témoignages archaïques. Les textes, environ un millier, furent d'abord analysés par Adam Falkenstein et ses étudiants. Aujourd'hui, de nouvelles découvertes ont porté à près de 4000 le nombre total des textes d'Ourouk. Ce sont surtout Hans J. Nissen, de l'Université libre de Berlin et son adjointe Margaret W. Green qui poursuivent les recherches commencées par Adam Falkenstein.
On a pris l'habitude d'appeler les morceaux d'argile utilisés par les scribes d'Ourouk des « tablettes », mot qui évoque une surface plate, mais celles-ci sont en réalité convexes. On inscrivait chaque caractère dans l'argile au moyen d'un stylet de bois, d'os ou d'ivoire, dont une extrémité était arrondie et l'autre taillée en pointe. On peut classer ces caractères selon deux types principaux : les signes numériques, imprimés dans l'argile; tous les autres signes, pictogrammes comme idéogrammes, gravés avec l'extrémité pointue du stylet. On estime que les scribes d'Ourouk disposaient d'au moins 1500 signes différents.
Selon les hypothèses admises sur l'origine de l'écriture, il y aurait eu évolution du concret à l'abstrait : la forme initialement pictographique devient, avec le temps et peut-être en raison de la négligence des scribes, de plus en plus schématique. Mais les tablettes d'Ourouk démentent cette idée. La plupart des 1500 signes (dont les 950 répertoriés par A. Falkenstein) sont des idéogrammes totalement abstraits; les quelques pictogrammes représentent des animaux sauvages, comme le loup et le renard, ou des objets d'une technique poussée, tels le chariot et le marteau. En fait, les textes d'Ourouk sont loin d'être déchiffrés et demeurent une énigme pour les épigraphistes. Les quelques signes idéographiques que l'on a identifiés sont ceux auxquels on a pu remonter étape par étape, à partir d'un caractère cunéiforme postérieur jusqu'à un prototype sumérien archaïque. Les textes fragmentaires que de telles confrontations permettent de comprendre montrent que les scribes d'Ourouk consignaient surtout des transactions commerciales et des ventes de terres. Certains de termes qui apparaissent le plus souvent sont ceux qui désignent le pain, la bière, les moutons, le bétail et les vêtements.
Après les découvertes de J. Jordan à Ourouk, d'autres archéologues ont trouvé des textes analogues dans d'autres sites de la Mésopotamie. Puis on en découvrit davantage encore en Iran : à Suse, à Chogha Mish et jusqu'à Godin Tepe en Médie, à quelque 350 kilomètres au nord d'Ourouk. Ces dernières années, des tablettes dans le style d'Ourouk ont été exhumées en Syrie, à Habouba Kabira et à Djebel Arouda, à environ 800 kilomètres au nord-ouest d'Ourouk. A Ourouk, on avait trouvé ces tablettes dans un complexe religieux; la plupart des autres tablettes furent mises au jour dans les ruines de maisons particulières, où la présence de sceaux et de bouchons à jarre cachetés en argile évoque quelque activité mercantile.
Le fait que les textes d'Ourouk viennent démentir l'origine présumée pictographique de l'écriture a incité de nombreux épigraphistes à penser que les tablettes, même si elles portent la plus ancienne écriture connue, doivent représenter une étape déjà avancée dans l'évolution de cet art. On a donc ressucité l'hypothèse pictographique. Si l'on n'a encore trouvé aucune écriture de ce genre dans des sites du quatrième millénaire avant notre ère, et même dans des sites antérieurs, ce serait, selon centains, parce que les textes de ces époques plus reculées étaient consignés exclusivement sur des matériaux périssables et depuis longtemps disparus, comme le parchemin, le papyrus ou le bois.
J'avancerai une autre idée. Les études menées au cours de ces dernières années sur les premiers emplois de l'argile au Proche-Orient donnent à penser que certaines particularités des matériaux d'Ourouk sont de précieuses indications sur les types de symboles visibles qui ont été utilisés avant l'établissement des textes sumériens archaïques : ces indications concernent le choix de l'argile comme matériau de base, le profil convexe des tablettes d'Ourouk et l'aspect des caractères qui y sont inscrits.
La ville iraquienne de Nouzi, près de Kerkuk, site urbain du deuxième millénaire avant notre ère, a été fouillée par l'École américaine de recherches orientales de Bagdad entre 1927 et 1931. Près de trente ans plus tard, en étudiant une analyse des archives du palais de Nouzi, A. Leo Oppenheim, de l'Institut oriental de l'Université de Chicago, constata l'existence d'un système d'enregistrement faisant usage de jetons. D'après les textes de Nouzi, ces cailloux utilisés comme jetons servaient à des opérations de comptabilité : on mentionnait leur « dépôt », leur « transfert », leur « retrait ».
Pour Leo Oppenheim, les textes de Nouzi témoignaient d'un système de comptabilité double; outre les minutieuses annales des scribes en caractères cunéiformes, l'administration du palais tenait des comptes parallèles tangibles. Il est possible, par exemple, qu'un jeton déterminé représentât chacun des animaux des troupeaux du palais. Au printemps, époque des naissances, on ajoutait le nombre adéquat de nouveaux jetons; de même, on retirait les jetons correspondant aux animaux abattus. Peut-être déplaçait-on égaled'ment les jetons d'un rayons à un autre quand des animaux changeaient de troupeau ou de páturage, ou par exemple lors de la tonte des moutons.
La découverte d'une tablette en forme de sachet ovoïde dans les ruines du palais vint renforcer l'hypothèse de Leo Oppenheim (voir image 2). Il s'avéra que l'inscription gravée à sa surface était une liste de 48 animaux. Cet œuf creux faisait un bruit de crécelle et, après en avoir soigneusement ouvert une extrémité, on découvrit qu'il contenait 48 petits cailloux. Il est probable que cette combinaison d'une liste écrite et de jetons dénombrables correspondait à un transfert d'animaux d'un service à l'autre du palais. Malheureusement, les jetons furent ensuite perdus et nous n'en possédons donc aucune description précise.
Ces archives de Nouzi dateraient d'environ 1500 avant J.-C. Le grand site de l'Elam, à Suse, comporte des niveaux qui ont encore 1500 ans de plus. Les fouilles de Suse, entreprises par des Français, ont commencé dans les années 1880 et se poursuivent aujourd'hui. En 1964, six ans après le compte rendu de Leo Oppenheim, Pierre Amiet, Conservateur en Chef au musée du Louvre, put confirmer l'existence, à Suse, d'un système comptable analogue. Les récipients à jetons de Suse, contrairement à celui trouvé à Nouzi, étaient des sphères d'argile creuses. On les appelait par convention des « bulles » (voir image 4); jusqu'ici on en a trouvé environ 70, entières ou fragmentaires. Les jetons qu'elles contiennent sont des modelages d'argile de diverses formes géométriques : sphères, disques, cylindres, cônes et tétraèdres.
Cette découverte de Pierre Amiet était très importante : non seulement, elle prouvait qu'il existait des bulles et des jetons au moins 1500 ans avant qu'on en découvre à Nouzi, mais elle montrait également qu'ils étaient aussi anciens, voire plus anciens, que les plus vieux documents écrits d'Ourouk. En fait, il apparut clairement par la suite que les jetons, en tout cas, leur étaient de beaucoup antérieurs.
En 1969, j'entrepris un programme de recherches dans l'intention de découvrir quand et de quelle maniére on avait commencé à utiliser l'argile au Proche-Orient. Bien sûr, l'argile était surtout utilisée en poterie; cependant, avant l'apparition de la poterie, l'home se servait de l'argile pour faire des perles, modeler des figurines, mouler des briques et composer du mortier. Mes recherches commencérent par une visite aux États-Units, en Europe et dans diverses villes du Proche-Orient, des musées possédant des collections d'objets ouvrés en argile remontant aux septième, huitième et neuvième millénaires avant notre ère. C'est pendant cette période, qui a commencé il y a environ 11000 ans pour se terminer il y a un peu plus de 8000 ans, que les premières colonies agricoles s'établirent en Asie occidentale.
Dans les collections des musées, outre les perles, les briques et les figurines que je m'attendais à trouver, je découvris une catégorie d'objets pour moi inattendus : de petits artefacts en argile de différentes formes. Comme je pus m'en rendre compte par la suite, ces formes étaient analogues à celles que Pierre Amiet avait trouvées à l'intérieur de ses bulles à Suse : sphères, disques, cônes, tétraèdres, ovoïdes, triangles (ou croissants), biconoïdes (doubles cônes unis à la base), rectangles et autres formes curieuses, difficiles à décrire. Ces objets ouvrés, dont certains antérieurs de 5000 ans aux jetons de Suse, pouvaient-ils avoir également servi de jetons?
Je commençai à dresser mon propre catalogue de curiosités, notant chaque jetons en fonction de son site d'origine. Je m'aperçus que si tous ces artefacts étaient petits (un à deux centimètres en moyenne), beaucoup d'entre eux avaient, pour la même forme, deux tailles distinctes. Par exemple, il y avait de petits cônes d'environ un centimètre de haut et de grands cônes de trois à quatre centimètres. Il y avait aussi des disques minces, n'ayant que trois millimètres d'épaisseur, et des disques plus épais, atteignant jusqu'à deux centimètres. D'autres différences étaient manifestes. Par exemple, outre les sphères entières, je trouvai des quarts, des demi et des trois quarts de sphères. Certains jetons avaient des particularités supplémentaires. Beaucoup d'entre eux étaient gravés de stries profondes; certains étaient garnis de petites boulettes ou de serpentins d'argile, d'autres creusés de marques de poinçon circulaires.
Tous les jetons avaient été modelés à la main; c'étaient de petites boulettes d'argile qu'on avait roulées entre les paumes ou bien pincées du bout des doigts. L'argile était d'une fine texture mais ne présentait aucune trace d'une préparation spéciale (comme l'addition de substances adoucissantes qui, en poterie, augmentent la dureté aprés la cuisson). Tous les jetons, cependant, avaient subi une cuisson propre à en augmenter la résistance. Leur couleur allait, pour la plupart, du chamois au rouge, mais certains étaient devenus gris et même noirátres.
Je m'aperçus que pratiquement toutes les collections d'objets ouvrés d'Asie occidentale de la période néolithique contenaient des jetons. On en a trouvé en très grande abondance dans le site villageois de Jarmo, en Iraq, occupé pour la première fois il y a quelque 8500 ans. Jarmo nous a fourni un total de 1153 sphères, 206 disques et 106 cônes. En consultant les rapports des archéologues, on constate qu'en général les jetons ont été découverts épars sur le sol de maisons construites en différents endroits d'un site. Lorsqu'ils avaient été conservés dans des récipients, des paniers ou des sacs, ces derniers étaient depuis longtemps tombés en poussière. Toutefois, certains indices nous prouvent que les jetons étaient séparés des autres objets ouvrés et nous montrent même à quoi ils servaient. D'après les rapports, on les a souvent trouvés par groupes de quinze ou davantage dans les pièces de la maison qui servaient d'entrepôt.
Tandis que j'étudiais les collections des musées et les rapports de fouilles les concernant, j'étais de plus en plus intriguée par l'apparente omniprésence des jetons. On en avait trouvé, vers l'ouest, aussi loin qu'à Beldibi (aujourd'hui au sud-ouest de la Turquie) et, vers l'est, aussi loin qu'à Chanhu Daro (aujourd'hui au Pakistan). On avait même déterré des jetons dans un site du huitième millénaire avant notre ère, près de Khartoum, sur le Nil.
En même temps, je constatai que certains comptes rendus avaient négligé de mentionner les jetons récoltes ou ne les citaient que de temps à autre. Lorsqu'ils figuraient, ils étaient qualifiés d' « objets d'emploi indéterminé », de « jouets », de « pièces de jeux » ou d' « amulettes ». Par exemple, l'assyriologue Henri de Genouillac, qui a découvert les jetons de Tello en Iraq, les a pris pour des amulettes, exprimant chez leurs détenteurs le besoin d' « identification personnelle ». A cet égard, on peut également citer l'exposé de Carleton S. Coon, sur la grotte de Belt en Iran : « Des niveaux 11 et 12, nous avons extrait cinq mystérieux [...] objets d'argile, ne rappelant rien d'autre que des suppositoires. Libre à chacun de deviner à quoi ils pouvaient servir ».
Le fait que ces jetons étaient tous des objets ouvrés de la même espèce apparaissait d'autant moins clairement que, lorsqu'ils se trouvaient mentionnés dans les rapports de fouilles, c'était en général sous plusieurs désignations, suivant leur forme. Par exemple, les cônes étaient interprétés comme des figurines femelles stylisées, des symboles phalliques, des pièces de jeux ou des clous; les sphères étaient surtout classées comme des billes et des balles de frondes.
Ayant fait des études à l'École du Louvre, je connaissais bien l'œuvre de Pierre Amiet. Il me fallut toutefois dresser un catalogue de centaines de jetons avant de constater à quel point ces objets ouvrés d'argile rappelaient les jetons, beaucoup moins anciens, que Pierre Amiet avait trouvés à Suse. A première vue, tout rapport entre les deux groupes d'objets semblait impossible : 5000 ans au moins séparaient les jetons du néolithique de ceux de l'Age du Bronze à Suse. Comme je poursuivais ce travail, étendant mes recherches aux objets ouvrés d'argile postérieurs, allant du septième millénaire avant notre ère au quatrième millénaire et plus tard, j'eus la surprise de constater que l'on avait trouvé des jetons en quantités appréciables dans des sites typiques de cette longue période. De toute évidence, un système comptable fondé sur des jetons était couramment utilisé non seulement à Nouzi et à Suse, mais dans toute l'Asie occidentale dès le neuvième millénaire et jusqu'au deuxième millénaire avant notre ère.
Ce système semble très proche de beaucoup d'altres méthodes comptables anciennes ou moins anciennes. Les érudits classiques connaissent bien le système des Romains, qui effectuaient leurs calculs au moyen de cailloux (en latin calculi). Jusqu'à la fin du XVIIIe siègle, les fonctionnaires des finances de Grande-Bretagne utilisaient encore des jetons pour calculer les impôts. Aujourd'hui encore, les bergers de l'Iraq comptent les animaux de leurs troupeaux avec des cailloux et l'abaque est toujours en usage sur les marchés d'Asie. L'archaïque système à jetons d'Asie occidentale était seulement un peu plus compliqué que ceux qui lui ont succéde.
Pris dans son ensemble, ce système comportait quinze catégories principales de jetons, réparties en quelque 200 sous-catégories suivant leur taille, le marquage ou des différences fractionnaires, comme dans le cas des quarts, demies ou troisquarts de sphères. De toute évidence, chaque forme avait sa signification propre; certaines représentent des valeurs numériques, d'autres des objets spécifiques, notamment des marchandises.
Pour plusieurs de ces significations, il est inutile de faire des hypothèses : maints idéogrammes des tablettes d'Ourouk sont la copie fidèle, à deux dimensions, des jetons. Par exemple, les signes arbitraires d'Ourouk désignant des nombres − petite empreinte en forme de cône pour le un, empreinte circulaire pour le 10, grande empreinte conique pour le 60 − correspondent à des jetons : petit cône, sphère et grand cône. D'autres exemples d'idéogrammes associés à des jetons comprennent, sous la dénomination générale de « marchandises », le symbole d'Ourouk désignant le mouton (cercle contenant une croix), réplique des jetons en forme de disques gravés d'une croix, et le symbole d'Ourouk désignant le vêtement (cercle contenant quatre lignes paralléles), réplique des jetons en forme de disques gravés de quatre lignes paralléles. Parmi d'autres exemples, on peut citer les idéogrammes représentant le métal et l'huile et des symboles plus nettement pictographiques représentant le bétail, les chiens et, indiscutablement, des navires; chaque signe des tablettes peut être associé à un jeton présentant la même forme et les mêmes marques. En outre, les formes de nombreux idéogrammes sumériens encore indéchiffrés semblent correspondre à d'autres jetons.
Comment est né un tel ensemble de symboles représentant des objets à trois dimensions? Ce n'est pas le fait du hasard si les premiers jetons sont apparus au début du néolithique, époque où la société humaine s'est considérablement transformée. C'est à cette période en effet, qu'un ancien modèle de subsistance, fondé sur la chasse et la cueillette, a évolué vers la culture, l'élevage et le développement d'un mode de vie agricole. Or, cette nouvelle économie, tout en accroissant la production de nourriture, a fait surgir de nouveaux problèmes.
Parmi ces problèmes, le plus crucial était peut-être le stockage des denrées alimentaires. Une partie de la récolte annuelle devait être consacrée à la subsistance de la famille du cultivateur; une autre partie était mise de côté pour servir de semence l'année suivante; enfin, une autre partie des denrées alimentaires était peut-être destinée à être troquèe contre des produits exotiques et des matières premiéres. Le besoin de conserver des traces de ces répartitions et de ces transactions suffirait à expliquer le développement d'un système de notation.
Le plus anciens jetons actuellement connus proviennent de deux sites de la région des monts Zagros, en Iran : Tepe Asiab et Ganj-i-Dareh Tepe. Apparemment, aux environs de 8500 avant notre ère, les populations de ces deux communautés élevaient des ovins et s'essayaient à la culture, tout en continuant à chasser et à récolter des plantes sauvages. Ils modelaient des jetons d'argile, de formes très élaborées, à partir de quatre figures de base : la sphère, le disque, le cône et le cylindre. Il y avait en outre des tétraèdres, des ovoïdes, des triangles, des rectangles, des spirales et des formes animales stylisées. Les sous-catégories comportaient des demi-sphères, des cônes, des sphères et des disques gravés ou portant des empreintes. Au total, vingt symboles distincts.
En Asie occidentale, l'époque néolithique et l'époque chalcolithique, ou Age du Cuivre, qui lui succéda, durèrent environ 5000 ans. Chose étonnante, les jetons n'ont guère changé au cours de cette longue période, ce qui prouverait à quel point ce système d'enregistrement était bien adapté aux besoins d'une économie agricole primitive. Vers 6500 avant notre ère, 2000 ans après la naissance des premières communautés agricoles du Zagros, un autre village iranien, Tepe Sarab, commença à prospérer. D'après l'inventaire des jetons provenant des fouilles de Tepe Sarab, le nombre des types de base n'a pas augmenté et celui des sous-catégories est seulement passé de 20 à 28, dont une pyramide à quatre côtés et un crâne de bœuf stylisé symbolisant sans doute le bétail.
Ce fut peut-être au cours de l'époque chalcolithique que l'on commença à lever des impôts en nature : ceux-ci portaient sur les surplus agricoles des membres de la communauté, dont le contrôle était confié à des temples. Si c'est le cas, la nécessité de conserver des traces de ces contributions individuelles n'entrainait aucune transformation sensible du système d'enregistrement. Les jetons mis au jour dans quatre sites qui prospéraient entre 5500 et 4500 avant notre ère − Tell Arpachiyah et Tell as-Sawwan en Iraq, Choga Sefid et Djaffarabad en Iran − ne révèlent que des modifications mineures. Un seul nouveau type de jeton, le bicône, apparait; parmi quelques-uns des sous-types, des lignes et des points noirs tracés à la peinture remplacent les gravures et empreintes.
Au début de l'Age du Bronze, entre 3500 et 3100 avant notre ère, le système d'enregistrement subit d'importantes transformations. Cette période connaït un développement économique tout aussi remarquable que celui qu'avait représenté la naissance de l'économie agricole sur laquelle elle reposait : il s'agit de l'apparition des cités. L'étude des sites anciens d'Asie occidentale révèle un fantastique accroissement démographique en Iraq et en Iran; des centres urbains très peuplés surgissent alors à côté des anciennes colonies villageoises.
C'est également à cette époque qu'apparaissent l'artisanat et la production de masse. Les forgeurs de bronze et les objets qu'ils produisent donnent leur nom à cette période, mais d'autres artisans, concentrés en divers endroits, font également leur apparitron. L'invention du tour de potier permet le développement de l'art de la poterie : on produit en grand nombre des objets variés que l'on distribue sur de larges territoires. La fabrication de récipients en pierre suit la même tendance et l'extension du réseau commercial se manifeste par l'apparition en Iraq de matériaux étrangers comme le lapis-lazuli.
L'épanouissement d'une économie urbaine fondée sur le commerce créait de nouvelles exigences pour le système d'enregistrement traditionnel : il fallait consigner non seulement les productions, mais aussi les inventaires, les expéditions, les paiements des salaires; les commnerçants devaient aussi conserver des documents relatifs à leurs transactions. Au dernier siècle du quatrième millènaire avant notre ère, l'influence, sur le système à jetons, d'un système de comptabilité commerciale devient manifeste tant dans les symboles que dans la façon d'utiliser les jetons.
Pour commencer par les symboles, six sites de la fin du quatrième millénaire avant notre ère, Ourouk, Tello et Fara en Iraq, Suse et Chogha Mish en Iran, et Habouba Kabira en Syrie, contenaient des jetons qui présentent toute la gamme des formes primitives. Certaines formes nouvelles apparaissent également, dont des paraboles, des rhomboèdres et des reproductions de récipients. Mais ce qui est encore plus significatif que la naissance de formes nouvelles, c'est la grande prolifération de sous-types qui se différencient par toute une série de marques gravées sur les jetons. C'est aussi à cette époque qu'apparaissent des jetons portant des marques en relief : boulettes ou serpentins d'argile rapportés.
De ces six sites, on a déterré un total de 660 jetons, remontant à environ 3100 avant notre ère. 363 d'entre eux, soit 55 %, sont gravés. La plupart de ces marques sont de profonds sillons creusès avec l'extrémité pointue d'un stylet; ces sillons sont disposés de façon à être facilement sus et avec un évident souci de symétrie. Sur les jetons arrondis, sphères, cônes, ovoïdes et cylindres, les incisions s'alignent habituellement le long de l'équateur et sont donc visibles de tous côtés. Sur les jetons plats, disques, triangles et rectangles, les entailles n'apparaissent que sur une face.
La plupart de ces incisions sont des lignes parallèles, mais on trouve aussi des croix et des zigzags. Le nombre de lignes parallèles n'est pas du au hasard : il peut y avoir jusqu'à dix entailles et la fréquence de motifs à une, deux, trois et cinq stries est remarquable. Il convient d'observer qu'à l'exception des motifs à deux stries, les plus fréquents sont les motifs à nombre impair de stries.
Si les motifs gravés sont de loin les plus nombreaux, 26 de ces jetons (quelque 4 % du total) sont estampés d'empreintes circulaires apparemment dues à l'enfoncement dans l'argile de l'extrémité émoussée d'un stylet. Certains ne portent qu'une seule empreinte. D'autres présentent un groupe de six empreintes, disposées sur un seul rang ou sur deux rangs comptant chacun trois empreintes.
Venons-en maintenant aux changements survenus dans la façon d'utiliser les jetons : il est significatif que 198 d'entre eux, soit 30 % du total, soient perforés. Ces jetons perforés se retrouvent dans tous les types et comprennent des sous-types soit non marqués, soit gravés ou estampés. Cela signifie que tous les types et sous-types de jetons étaient disponibles sous forme perforée ou non-perforée. Ces perforations sont si petites qu'on ne peut y enfiler qu'une mince ficelle. On a tenté d'expliquer ces perforations notamment en suggérant que ces 15 types de jetons et leurs 250 sous-types n'étaient autres que des amulettes individuelles que les citadins du début de l'Age du Bronze portaient au cou ou au poignet, enfilées sur une ficelle. Pour ma part, je rejette cette explication pour deux raisons : tout d'abord, aucun des jetons perforés que j'ai examinés ne paraît avoir joué le rôle d'amulette; en effet, ils ne sont ni lustrés ni usés autour du trou par où la ficelle aurait passé; ensuite, il semble absurde qu'une série de formes aussi complexes, aussi disséminées géographiquement et présentant une si remarquable uniformité de fabrication, aient servi d'ornements personnels dans 30 % des cas et pour d'autres usages dans 70 % des cas.
Je préfère l'hypothèse selon laquelle on atrachait ensemble un certain nombre de jetons, pour constituer la trace d'une transaction détermiée. Il semble au moins plausible que la difficulté de consigner les transactions dans une économie urbaine ait pu inciter à reproduire des jetons susceptibles d'être enfilés.
L'enfilage des jetons, si c'est bien la finalité des perforations de ces jetons, n'est jamais qu'une des nouvelles utilisations de ces symboliques morceaux d'argile à la fin du quatrième millénaire avant notre ère. On note un changement bien plus important avec l'apparition, à cette époque, des bulles d'argile, ou enveloppes, comme celles contenant des jetons que Pierre Amiet a trouvées à Suse. L'existence de la bulle est la preuve manifeste que l'utilisateur voulait grouper les jetons correspondant à telle ou telle transaction. Il était sans deute assez facile de fabriquer cette enveloppe en enfonçant les doigts dans une motte d'argile, grosse comme une balle de tennis, afin d'y ménager une cavité assez grande pour contenir plusieurs jetons : on pouvait ensuite sceller l'enveloppe avec un peu d'argile.
Il est indiscutible, à mon avis, qu'on a conçu ces bulles de façon que, suivant la coutume sumérienne, les parties d'une transaction puissent apposer sur la surface d'argile lisse l'empreinte de leurs sceaux personnels, destinée à valider l'opération. Le fait que la plupart des 350 bulles découvertes jusqu'ici porte les empreintes de deux sceaux différents renforce ma conviction. Pierre Amiet a suggéré que les bulles de Suse servaient peut-être de connaissements. Dans ce cas, un producteur rural, de textile par exemple, envoyait à un intermédiaire citadin une cargaison accompagnée d'une bulle contenant les jetons correspondant à la sorte et à la quantité de marchandises expédiées. Le destinataire de la cargaison brisait la bulle pour vérifier la composition de celle-ci; en outre, le transporteur, obligé de remettre une bulle intacte, était moins tenté de se montrer malhonnête. Le système d'échange de jetons scellés entre partenaires commerciaux est une façon totalement nouvelle d'utiliser l'ancien système d'enregistrement.
Mais cette innovation présentait un grave inconvénient. Les sceaux imprimés sur la face externe lisse de la bulle servaient à valider chaque transmission, mais pour conserver les empreintes de sceaux, il fallait que la bulle demeurât intacte. Comment, alors, pouvait-on déterminer quels jetons y avaient été enfermés et combien? On ne tarda pas à trouver une solution. La surface de la bulle fut marquée de telle sorte que, outre les empreintes du sceau qui la validaient, y figurât l'image de tous les jetons qu'elle contenait.
L'exemple le plus frappant de ce stratagème est une bulle qui contenait six jetons ovoïdes striés : chacun de ceux-ci avait été enfoncé dans la surface de la bulle, avant d'étre enfermé à l'intérieur; ils s'adaptaient exactement aux empreintes extérieures. Toutefois, cette habitude d'inscrire le contenu d'une bulle sur sa surface externe n'était pas universellement répandue : la plupart des bulles étaient estampées avec le pouce ou un stylet; une empreinte circulaire représentait une sphère ou un disque, une impression semi-circulaire ou triangulaire représentait un cône et ainsi de suite.
De toute évidence, le marquage des bulles n'était pas destiné à supplanter le système comptable fondé sur les jetons : pourtant, c'est ce qui s'est produit. On peut imaginer le processus : tout d'abord, l'innovation eut du succès parce qu'elle était pratique; n'importe qui pouvait « lire » le nombre et la nature des jetons que renfermait une bulle, sans détériorer ni la bulle ni ses empreintes de sceaux. La suite était pratiquement inévitable et le remplacement des jetons par leur image à deux dimensions semble avoir été le lien décisif entre le système d'enregistrement archaïques et l'écriture. Aux bulles creuses et aux jetons qu'elles contenaint se substituèrent des objets d'argile gravés : les tablettes. Les ficelles, les paniers et les rayons chargès de jetons qui constituaient les archives firent place à des signes représentatifs inscrits sur des tablettes, c'est-à-dire aux documents écrits.
Le profil convexe des premières tablettes d'Ourouk est peut-être un trait morphologique hérité des bulles sphériques. C'est sans doute aussi la raison du choix, comme surface d'écriture, d'un matèriau aussi inapproprié que l'argile, substance molle, facilement salie et qui, pour se conserver, doit être séchée ou cuite. Il existe un rapport évident entre les formes et les marques des jetons et les formes prétendument arbitraires d'un grand nombre des idéogrammes d'Ourouk. On a retrouvé pas moins de 33 identités précises entre les idéogrammes et les représentations de jetons à deux dimensions et il est possible qu'il y en ait deux fois plus.
En résumé, contrairement à ce que beaucoup ont supposé, il est fort possible que les plus anciens exemples d'écriture trouvés en Mésopotamie n'aient pas été inventés de toutes piéces. Au contraire, ils semblent résulter d'une application nouvelle, à la fin du quatrième millénaire avant notre ère, d'un système de notation propre à l'Asie occidentale depuis le début de l'époque néolithique. Dans cette perspective, l'apparition de l'écriture en Mésopotamie représente une étape logique dans l'évolution d'un système d'enregistrement né il y a quelque 11000 ans.
Si l'on retient cette hypothèse, l'absence de transformations notables de ce système avant la fin du quatrième millénaire avant notre ère, est due à la simplicité des opérations comptables des 5000 années antérieures. Avec la naissance des villes et le développement du commerce à plus grande échelle, le système dut suivre une voie nouvelle. Les jetons ne tardèrent pas à ètre remplacés par leur image et la transformation d'objets symboliques en idéogrammes entraîna rapidement l'adoption de l'écriture dans toute l'Asie occidentale.